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Immigration : Pourquoi les accords France-Maghreb vous protègent mieux que le CESEDA

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Alors que la promulgation de la Loi Immigration du 26 janvier 2024 a monopolisé le débat public, suscitant de vives inquiétudes au sein des communautés étrangères et des acteurs économiques, une réalité juridique fondamentale, pourtant silencieuse, continue de protéger des millions de résidents en France : la loi nationale ne leur est pas pleinement opposable.

Dans un climat médiatique anxiogène où chaque réforme législative est présentée comme un bouleversement systémique, il est impératif de prendre du recul et d’analyser la situation avec la rigueur du droit international.

Dans le paysage complexe du droit des étrangers, une idée reçue persiste : celle selon laquelle le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) constituerait la « bible » unique et absolue régissant le sort de tous les ressortissants extracommunautaires.

Cette perception est une erreur fondamentale, particulièrement lorsqu’il s’agit des ressortissants du Maghreb. Pour un Algérien, un Marocain ou un Tunisien, le CESEDA n’est souvent qu’une norme secondaire, s’effaçant devant des textes de valeur supérieure.

En vertu de la hiérarchie des normes, principe structurant de notre État de droit, les accords bilatéraux signés par la France avec l’Algérie, le Maroc et la Tunisie prévalent sur la loi interne.

Ces traités internationaux créent des cadres juridiques dérogatoires ou supplétifs qui nécessitent une navigation experte.

Comprendre cette distinction n’est pas un luxe intellectuel, mais une nécessité pratique pour sécuriser un parcours migratoire ou une stratégie de mobilité professionnelle.

Là où la loi durcit les conditions d’accès au séjour, l’accord bilatéral peut maintenir des droits acquis, agissant comme un bouclier contre l’instabilité législative chronique.

La mécanique de la supériorité : Traités internationaux contre Droit interne

Pour saisir la portée de cette protection, il faut remonter à la source même de la légalité en France : la Constitution du 4 octobre 1958. Son article 55 pose un principe d’une clarté redoutable : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois ».

Cette primauté s’applique même si la loi nationale est postérieure à l’accord international.

En d’autres termes, le Parlement français, bien que souverain dans l’élaboration de la loi, ne peut unilatéralement défaire ce que la France a engagé diplomatiquement avec un État tiers, sauf à dénoncer formellement le traité concerné.

Cette supériorité n’est pas théorique ; elle est la pierre angulaire de la jurisprudence administrative. Le Conseil d’État, notamment à travers sa jurisprudence constante depuis l’arrêt GISTI, veille scrupuleusement à ce que l’administration n’applique pas les dispositions restrictives du droit commun (CESEDA) lorsque celles-ci entrent en conflit avec les stipulations d’un accord bilatéral.

C’est ici que réside toute la puissance de ces textes : ils figent un état du droit à un moment donné, le rendant imperméable aux humeurs législatives nationales tant que l’accord n’est pas renégocié.

Il convient toutefois de distinguer deux types d’interactions entre l’accord et la loi :

  1. Le régime dérogatoire : L’accord prévoit ses propres règles complètes pour une catégorie de titres ou de situations. Dans ce cas, la loi française est écartée. Par exemple, les critères de délivrance d’un titre de séjour pour un conjoint de Français régi par l’accord franco-algérien sont exclusivement ceux de l’accord, et non ceux du CESEDA.
  2. Le régime supplétif : L’accord est silencieux sur un point précis. Dans ce cas, le droit commun (CESEDA) s’applique par défaut, comblant les vides juridiques laissés par le texte diplomatique.

Une loi votée au Parlement ne peut annuler un accord signé avec un pays tiers car cela violerait le principe Pacta sunt servanda (les conventions doivent être respectées). Modifier unilatéralement les conditions d’entrée et de séjour définies dans un traité exposerait la France à une responsabilité internationale et à des mesures de rétorsion diplomatique. C’est pourquoi, malgré les annonces politiques, la portée réelle des lois immigration successives est souvent neutralisée pour les ressortissants de ces trois pays.

Comprendre l’articulation entre l’accord et le CESEDA

L’application de ces normes obéit à une logique d’articulation fine, souvent qualifiée de « principe de complétude ». Lorsque l’accord bilatéral traite d’une question (par exemple, la liste des documents requis pour un titre « salarié »), il se suffit à lui-même et exclut l’application des normes françaises, même si ces dernières sont plus sévères ou, paradoxalement, plus favorables. C’est un point crucial : la primauté de l’accord s’applique dans les deux sens.

Néanmoins, la jurisprudence a parfois admis un « principe de faveur » ou d’interprétation constructive. Si un accord ne prohibe pas explicitement une mesure favorable prévue par le droit interne, le juge peut admettre l’application de cette dernière.

Toutefois, l’analyse comparée des avantages est complexe. Un accord peut offrir une délivrance de titre plus aisée (pas d’opposabilité de l’emploi par exemple) mais restreindre la durée de validité du titre par rapport au droit commun. La protection conventionnelle n’est donc pas absolue ni systématiquement avantageuse ; elle dessine un couloir juridique spécifique dont il ne faut pas sortir sous peine de se retrouver sans protection légale.

L’exception algérienne : L’Accord de 1968

L’Accord franco-algérien du 27 décembre 1968 occupe une place singulière, voire unique, dans l’ordonnancement juridique français. Fruit d’une histoire commune complexe et des accords d’Évian, ce texte instaure un statut dérogatoire quasi-total pour les ressortissants algériens.

Contrairement aux autres accords qui s’articulent souvent avec le droit commun, l’accord de 1968 constitue un bloc autonome, régissant de manière exclusive les conditions d’entrée et de séjour. Les ressortissants algériens ne se voient pas délivrer de « cartes de séjour » au sens du CESEDA, mais des « Certificats de Résidence Algérien » (CRA), dont la durée (1 an ou 10 ans) et les conditions d’obtention obéissent à une logique propre.

La spécificité majeure réside dans la nature des droits accordés. Là où le droit commun a multiplié les conditions (intégration, ressources, logement), l’accord de 1968 a cristallisé des droits quasi-automatiques.

L’exemple le plus frappant est la liberté d’établissement commercial. Un ressortissant algérien souhaitant exercer une activité commerciale, industrielle ou artisanale en France bénéficie d’un certificat de résidence dès lors qu’il justifie d’une activité réelle, sans que l’administration ne puisse lui opposer la viabilité économique de son projet avec la même sévérité que pour les autres étrangers. De même, le regroupement familial est régi par des dispositions spécifiques qui, bien que soumises à des conditions de ressources et de logement, échappent à certaines restrictions récentes du CESEDA.

Le statut de l’Algérien est ainsi totalement déconnecté des réformes récentes car l’accord de 1968 n’a pas été renégocié en profondeur depuis ses derniers avenants. Cela crée une situation de « droit figé ». Par exemple, la création de nouvelles cartes de séjour pluriannuelles (2 à 4 ans) dans le droit commun ne profite pas aux Algériens, qui restent soumis à l’alternative binaire : un certificat d’un an ou un certificat de dix ans.

Si cela peut sembler désavantageux (précarité du titre d’un an), c’est en réalité un levier puissant pour l’obtention accélérée du certificat de résidence de 10 ans, souvent accessible après 3 ans de séjour ou immédiatement pour les conjoints de Français, là où le droit commun impose souvent 5 ans ou plus pour une carte de résident.

Les avantages exclusifs du CRA incluent également l’accès au titre de séjour « vie privée et familiale » pour les conjoints de ressortissants algériens (et non seulement français) sous des conditions facilitées. Cependant, les inconvénients méconnus existent : l’étudiant algérien ne bénéficie pas de la carte « recherche d’emploi / création d’entreprise » post-études dans les mêmes conditions souples que les autres étudiants internationaux, devant souvent basculer directement vers un changement de statut salarié plus rigide.

L’inopposabilité des durcissements législatifs

L’autonomie de l’accord de 1968 se manifeste avec éclat face aux tentatives de durcissement législatif. Prenons l’exemple concret des exigences de maîtrise de la langue française. La loi de 2024 entend conditionner la délivrance de titres de séjour pluriannuels et de la carte de résident à la réussite d’un examen de langue de niveau supérieur (A2, B1, voire B2). Or, l’accord franco-algérien définit exhaustivement les conditions de délivrance du certificat de résidence de 10 ans. Nulle part il n’est fait mention d’un niveau de langue impératif.

En l’absence de renégociation de l’accord introduisant cette clause, l’administration préfectorale ne peut légalement exiger ce niveau de langue à un ressortissant algérien pour lui délivrer son titre. Toute tentative en ce sens serait censurée par le juge administratif.

De la même manière, l’impossibilité de créer de nouveaux titres sans renégocier l’accord empêche les Algériens d’accéder automatiquement aux nouveaux titres « métiers en tension » créés pour répondre aux besoins économiques actuels, les obligeant à passer par les procédures classiques de changement de statut, parfois plus lourdes, mais protégées par les critères de 1968.

Maroc et Tunisie : Entre régime commun et privilèges ciblés

Si l’Algérie fait figure d’exception, le Maroc et la Tunisie relèvent d’une logique différente, celle d’un régime mixte. Les relations migratoires sont régies respectivement par l’accord franco-marocain du 9 octobre 1987 et l’accord franco-tunisien du 17 mars 1988 (modifié notamment en 2008). Contrairement à l’accord de 1968, ces textes ne prétendent pas à l’exhaustivité totale. Ils renvoient plus volontiers au droit commun sur les aspects qu’ils ne traitent pas, tout en sanctuarisant certains domaines clés.

La distinction majeure avec l’Algérie réside dans l’articulation des titres « Salarié ».

Ces accords prévoient des dispositions spécifiques pour l’exercice d’une activité professionnelle.

  • Pour les Tunisiens, l’accord de 2008 sur la gestion concertée des flux migratoires a introduit une liste de métiers en tension spécifique (distincte de la liste nationale française), permettant une délivrance de titre de séjour sans opposabilité de la situation de l’emploi. Cela signifie que pour un métier figurant sur cette liste, l’administration ne peut refuser l’autorisation de travail au motif que des chômeurs sont disponibles en France. Pour les Marocains, l’accord prévoit également des facilités, mais l’intégration au droit commun reste plus prégnante pour les autres motifs de séjour.

Cette situation hybride diffère de celle des Algériens car les Marocains et Tunisiens se voient délivrer les cartes de séjour prévues par le CESEDA (carte de séjour temporaire, pluriannuelle, carte de résident), mais selon des conditions d’admission modifiées par les accords.

Par exemple, l’accès à la carte de résident de 10 ans pour un Marocain conjoint de Français est régi par l’accord (souvent après 3 ans de mariage), prévalant sur le droit commun.

Un point d’attention particulier concerne l’accord d’échange de jeunes professionnels.

Ce dispositif, prévu par les accords avec le Maroc et la Tunisie, permet à de jeunes actifs (18-35 ans) de venir travailler en France pour acquérir une expérience professionnelle (généralement jusqu’à 18 ou 24 mois) sans que la situation de l’emploi ne leur soit opposable.

C’est un outil de mobilité circulaire extrêmement efficace, souvent sous-utilisé par les entreprises, qui offre une alternative agile aux procédures d’introduction de main-d’œuvre classique, souvent longues et incertaines.

Les zones d’ombre : Quand le CESEDA reprend ses droits

Il serait dangereux de croire que les accords bilatéraux offrent une immunité totale. Le CESEDA reprend ses droits avec force dès lors que l’on touche aux prérogatives régaliennes de l’État ou à la procédure administrative pure. La limite infranchissable de tous les accords, y compris celui de 1968, demeure l’ordre public. La protection contre l’éloignement n’est pas absolue.

En matière de procédures d’éloignement, telles que l’Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF) ou l’Interdiction de Retour sur le Territoire Français (IRTF), c’est le droit commun qui s’applique. Les accords bilatéraux régissent les conditions d’admission au séjour, mais ne privent pas l’État français de son pouvoir de police administrative. Ainsi, un ressortissant algérien, marocain ou tunisien, même protégé par un accord pour l’obtention de son titre, peut faire l’objet d’une mesure d’expulsion s’il constitue une menace pour l’ordre public, selon les critères définis par le CESEDA.

De même, la forme procédurale de la demande échappe aux accords. La dématérialisation des démarches via la plateforme ANEF (Administration Numérique pour les Étrangers en France) s’impose à tous. Les accords ne stipulent pas que la demande doit être faite au guichet « papier ». Par conséquent, les difficultés techniques, les bugs ou les délais de traitement liés à cette dématérialisation sont une contrainte administrative universelle que l’accord ne permet pas de contourner juridiquement.

Enfin, la procédure de régularisation (admission exceptionnelle au séjour) est un terrain glissant. Si l’accord franco-algérien prévoit un mécanisme de régularisation après 10 ans de présence (discrétionnaire mais prévu), pour les Marocains et les Tunisiens, la régularisation par le travail (circulaire Valls) ou la vie privée relève souvent d’une imbrication complexe entre le pouvoir discrétionnaire du Préfet (droit commun) et les stipulations de l’accord.

C’est une zone grise où l’expertise de l’avocat est cruciale pour déterminer quel fondement juridique invoquer.

Synthèse de la Primauté des Accords Bilatéraux

Point CléDescriptionImplication Pratique
Hiérarchie des NormesL’Article 55 de la Constitution place les traités au-dessus des lois nationales (CESEDA).Les durcissements de la loi immigration (ex: 2024) ne s’appliquent pas automatiquement aux ressortissants du Maghreb.
L’Exception AlgérienneL’accord de 1968 crée un statut autonome avec des titres spécifiques (CRA) et non des cartes de séjour.Inopposabilité des nouveaux critères (langue, intégration) non prévus dans l’accord de 1968 pour la délivrance des titres.
Régime Hybride (Maroc/Tunisie)Accords de 1987 et 1988/2008 : mélange de règles spécifiques (travail, listes métiers) et de droit commun.Nécessité de vérifier pour chaque motif de séjour si l’accord prévaut ou si le CESEDA s’applique.
Limites de la ProtectionL’ordre public et les procédures d’éloignement (OQTF) restent régis par le droit commun.Le « bouclier » concerne l’admission au séjour, pas l’immunité contre l’expulsion en cas de menace à l’ordre public.

Anticiper les mutations diplomatiques : votre statut est-il pérenne ?

Si les accords bilatéraux offrent aujourd’hui un bouclier robuste contre l’instabilité législative française, il serait imprudent de les considérer comme éternels.

L’Algérie bénéficie d’une dérogation quasi-totale, figeant les droits dans le marbre de 1968, tandis que le Maroc et la Tunisie naviguent dans un système hybride avantageux, notamment pour la mobilité professionnelle.

Cependant, ces traités sont des organismes vivants, dépendants de la température diplomatique entre Paris, Alger, Rabat et Tunis.

Ne vous fiez pas aux résumés génériques de la loi immigration diffusés dans les médias généralistes.

Votre nationalité vous confère un statut juridique spécifique qui nécessite une analyse chirurgicale.

Vérifiez systématiquement si votre situation relève de l’article précis d’un accord bilatéral ou du droit commun avant d’entamer vos démarches en Préfecture. Une erreur de fondement juridique peut entraîner un refus de guichet ou une décision défavorable.

La perspective future invite à la vigilance. La pression politique croissante en France tend vers une remise en cause de ces accords, particulièrement l’accord franco-algérien de 1968, régulièrement ciblé par des propositions de dénonciation ou de renégociation stricte.

Si le droit actuel vous protège, la veille juridique est de mise pour les années à venir afin d’anticiper tout basculement de ce cadre protecteur.

Cela vous a-t-il aidé ?

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